Droit devant
Les enfants et moi allons à pied à l’école, il fait gris et froid ce matin, l’air est vivifiant. Je repars seule, avec les vêtements de sport que j’ai enfilé avant de partir. Je rejoins le bord du Blavet, ce canal qui relie Nantes à Brest. Le ciel est strié de longs et fins nuages mauves bordés de rose, à ma droite ils se reflètent dans l’eau, les canards se sont habitués à ma présence quotidienne et ne se gênent plus pour se dandiner devant moi. Je souris dans la fraîcheur et puis je démarre. Courir, quel plaisir. Mes foulées sont trop courtes, je cours sur du bitume, je ne peux pas ignorer les voitures à côté, et pourtant je me sens légère! Et puis le fil de mes pensées se déroule, libre, sans censure de ma part. Que vais-je faire de lui? Je lui avais dit de cesser de fumer, je lui avais dit de cesser de manger n’importe quoi. Le résultat est là: il est désormais artéritique. C’est-à-dire que le calibre de ses artères est tellement rétréci par des cochonneries qu’il ne peux pas marcher plus de 500 mètres sans ressentir une vive douleur dans les jambes. D’ailleurs même s’il ne l’était pas, il était déjà devenu insuffisant respiratoire, il cherche son souffle en permanence. Ca fait combien de temps qu’il est incapable de faire l’amour? Ca fait combien de temps que je voyais ça venir et qu’il a bousillé nos vies à tous les deux en négligeant sa santé? Je ne parle même pas de son diabète, ça c’est une maladie avec laquelle il pourrait très bien vivre si seulement il avait voulu respecter le régime du diabétologue. Penses-tu! Rien à faire « il faut bien mourir de quelque chose! » En voilà une réflexion qui mérite des claques! En attendant, qui doit tout supporter? Qui voit sa maison se transformer en hôpital? Qui à 45 ans et se porte comme un charme et vit avec un homme de 52 ans qui ressemble à un vieillard? La classe du « bad boy » a disparu, il ne reste que son attitude bravache de post-adolescent dans un corps délabré. Ça est, j’ai chaud, la sueur me coule dans le dos, j’adore cette sensation, voilà le seul moment où je peux être sale en toute impunité! Chéri je t’aime toujours pourtant, mais j’ai trop lutté, jour après jour je nourris mon corps avec rigueur, j’en prends soin, je maîtrise mes pulsions, pourquoi mes efforts ne serviraient qu’à te survivre pour te soigner? Te laver quand tu n’auras plus que la force de tenir debout dix minutes appuyé au lavabo? Aller faire tes courses, préparer tes injections d’insuline? Le médecin t’a prévenu que tu seras probablement amputé si tu ne change pas rapidement, il est d’ailleurs peut-être trop tard. Chéri je t’aime, tu es toujours doux, attentionné, tu me fais toujours des compliments, tu reconnais ce que je fais pour toi, tu sais que je suis belle… Pourtant, je vais te quitter. Je ferais tout comme il faut mon amour, je te trouverais une belle maison de convalescence, une structure d’accueil pour les invalides comme toi, on peut même t’accepter en maison de retraite malgré ton âge avec une dérogation et tu sais comme je suis opiniâtre. Je regrette mais je ne veux pas vivre avec un mourrant qui a choisi sa mort. Si encore tes maladies n’étaient pas de ta faute je serai un soutien indéfectible, mais tu savais ce qui t’attendais, tu n’as pas voulu penser à ce qui m’attendait. Je ne serai pas une esclave alors que je me suis toujours dominée pour ne jamais finir à la charge de quelqu’ un. Bon, quarante-cinq minutes, j’arrête, après ce sont les articulations qui en prennent un coup, combien? Huit kilomètres? Correct! Quel temps splendide, je me sens toute neuve. Maintenant une petite séance d’abdo, un peu de muscu pour les bras et ensuite je me coule dans un bain brûlant avec un masque à l’argile, mmh!