Lignes de vie
Gare saint-Lazare. J’arrive de ma province, hagard et hirsute. Comme étranger, perdu dans la cohue je suis fébrilement mon itinéraire, accroche mon regard à toute signalétique et finis par trouver dans cette débauche d’informations la ligne de métro escomptée. Ligne 12. Je m’engouffre comme tant d’apôtres dans cette bouche édentée et dantesque. L’enfer à grand pas, en rangs serrés, je chemine au rythme de mes frères humains : la route est longue et le temps nous est compté. D’escalators en couloirs, me voici sur le quai, au milieu de cette légion si peu familière. Derrière moi, une voix me traverse me pique, une voix rocailleuse, saturée, une voix sans issue. Peut-être un appel à l’aide? C’est un vieil homme, frêle, sobre, presque chic avec ce chapeau qui cache aux yeux des plus raides son visage grêlé, sa mine abandonnée, ces longs sillons sinueux, tout ce qui signe sa faiblesse. Sans manière il me demande :
-« Toi qui as des yeux pour voir, dans combien de temps le prochain ? »
-« Deux minutes seulement.»
- « une éternité jeune homme, une éternité … d’où venez-vous? »
-« D’ailleurs… et vous ? »,
-« je viens d’issy , depuis toujours. Je viens d’issy et je suis las»
Si las qu’il va s’assoir. Peu après le métro arrive et je m’insinue dans le wagon. Tout enserré par mes semblables, je me retrouve collé à la vitre et vois cet homme maintenant seul sur le quai. Il s’endort, en défaillance devant les faïences qui ornent la station, ces faïences qui le font sortir du cadre, ce cadre qui prend sa tête pour cible. Toute cette géométrie, implacable, euclidienne, est brutale et cruelle pour l’homme en proie à l’angoisse de sa propre finitude. L’entropie le gondole, il se courbe, s’affaisse et s’il en a perdu le centre, on sent la gravité le saisir. Il tente de lui résister de ses deux pieds biens sur terre, de ses mains, solidement cramponnées au banc. Gare saint-Lazare il attend sa résurrection. Cet homme ne prend pas le métro, il attend que le métro le prenne, jusqu’au terminus « Porte de la chapelle ».